Tonnie s'éveilla avec une forte migraine. Cela faisait déjà plusieurs mois que pour lui dormir était synonyme de céphalées au réveil. Si seulement leur intensité n'allait pas en s'accroissant ! Il aurait pu s'habituer aux maux de têtes des premiers jours mais maintenant le mal prenait des proportions de gueule de bois cataclysmique. Et ce matin-là, c'était encore pire : tout son crâne était soumis à la torture. Il avait la sensation d'avoir la tête coincée dans un étau dont la vis se resserrerait d'un cran à chaque nouvelle journée qui passe.
Incapable de réfléchir davantage, il se leva et navigua dans le brouillard qu'était sa vision à travers la chambre. Une fois dans la salle de bain il attrapa mécaniquement le flacon de calmants et en avala trois, buvant directement au robinet. L'eau était fraîche et anesthésiante ; il passa la tête sous le jet.
En levant les yeux il put se voir dans la glace, dégoulinant d'eau, fatigué, les yeux cernés, usé par toutes ces souffrances quotidiennes. Déjà les médicaments ne faisaient presque plus d'effet. Sur son front courait une cicatrice bien nette, unique vestige de l'accident qui avait failli lui coûter la vie. Elle faisait tout le tour de sa tête comme un bandeau de chair corrompue. Il pouvait la suivre du doigt, même à travers le cuir chevelu. Parfois, lors de nuits agitées, il lui semblait revivre en cauchemar l'opération. Il se revoyait, sanglé sur la table d'opération, tellement ligoté qu'il pouvait à peine respirer, observant le personnel médical s'agiter autour de lui et murmurant des choses incompréhensibles. Puis soudain tout le monde se figeait alors qu'un Indien apparaissait dans son champ visuel, coiffé de plumes, le visage recouvert de peintures rituelles ; le manitou, le grand sorcier, le médecin-chef lui annonçait alors que tout se passerait à merveille. L'assemblée se mettait ensuite à chanter, à scander un air oublié, une quelconque mélopée barbare, étrange et envoûtante. La pièce commençait à tourner, vite, très vite, de plus en plus vite, le plongeant au cœur d'un tourbillon, un maelström insensé, une spirale folle où seul l'homme-totem demeurait immobile, levant son tomahawk, inexorable, menaçant, lui attrapant les cheveux avant de laisser tomber sa hache de pierre comme un couperet. Il criait, se réveillait en sueur, poisseux et tremblant...
Tonnie reprit son souffle, essuya les gouttes de sueur froide qui perlaient sur son front et reporta son attention sur le miroir. Quelque chose dans son reflet le perturbait. Il se scruta, s'inspecta sous tous les angles sans qu'il puisse déceler une quelconque anomalie. Pourtant il savait que l'homme qu'il observait ce jour-là dans la glace n'était pas vraiment lui. Expliquer pourquoi cet avatar de glace aux entrailles d'argent lui semblait être un parfait étranger était inutile. De même que un et un font deux, lui et son image étaient indubitablement différents, liés mais dissociables.
Sa femme pénétra dans la salle d'eau. Il sentit contre son dos le contact de ses seins nus et la lente reptation d'une main sur son ventre pendant qu'une autre enserrait son sexe. Les lèvres de sa compagne effleurèrent son cou, embrassèrent sa nuque et ses épaules ; il frissonna de plaisir. Le désir l'assaillait par salves soutenues, comme si sa verge en érection, telle une antenne de chair vibrante, captait toutes les pulsions sexuelles de la planète, les amplifiait avant de les irradier dans tout son être. Il se retourna et l'embrassa avec fougue. Enlacés, ils firent l'amour sur le carrelage dont la fraîcheur n'arrivait pas à apaiser le feu interne qui ravageait leurs entrailles. La jouissance les accueillit tout deux dans un râle de volupté, les yeux brouillés, avant de les laisser pantelants, épuisés, vautrés sur le sol de la salle de bain.