vendredi 13 décembre 2013

Serge Brussolo : frontière barbare

J'ai toujours beaucoup apprécié l'imagination foisonnante de Serge Brussolo, notamment lorsqu'il s'atèle à la Science-Fiction. Les univers qu'il dépeint sont à la fois complétement décalés mais mus par une logique interne propre qui les rend crédible, tout aussi fantasques qu'ils soient. Pour son retour à la SF, Brussolo publie directement en poche chez Folio. Le titre ? Frontière barbare.

Illustration inspirée de La Planète des Ouragans du même auteur. Par Aude de Carpentier

David Sarella est exovétérinaire. De prime abord cela semble consister à soigner des animaux issus des quatre coins de l'univers connu. Sauf qu'en fait David travaille principalement pour l'armée. L'univers est vaste et certaines espèces exomorphes se prêtent assez mal à une coexistence pacifique. Les militaires demandent donc à David et ses collègues d'user de leur savoir faire afin de neutraliser chez les races extra-terrestres belliqueuses toute propension à la violence gratuite et aux instincts pouvant engendrer un comportement dangereux pour les autres. En gros, cela revient à pacifier des aliens en les assommant de médocs, de drogues ou en jouant du scalpel. Il va donc de soit que c'est une profession à peu près aussi sûre que de jongler avec des tronçonneuses.

De ce postulat de départ, le lecteur va suivre les aventures de notre héros assisté par sa femme, Ula. Comme d'habitude chez Brussolo, les scènes décrites sont souvent sidérantes et absurdes dans leur démesure, mais toujours en gardant ce je-ne-sais-quoi qui les rend plausibles. Par ailleurs, le roman se divise en réalité en deux parties relativement bien distinctes entres elles, tant par le ton que le contenu ; cela n'est pas sans rappeler la propension qu'ont les épisodes des Simpson dont  les fins n'ont généralement plus grand chose à voir avec l'introduction.

L'univers de Brussolo est emplit de planètes fantasques et surprenantes.
Si Brussolo revient à la SF, c'est au final parce qu'elle lui permet d'aborder plus librement des sujets délicats dont un traitement classique aurait été bien plus laborieux et complexe. Car 'il s'agit en fait ici d'un livre traitant du travail du deuil ; si le roman est divisé en deux parties, c'est avant tout parce que dans la perte d'un être cher il y a toujours un avant et un après.
Comme souvent dans le passé, je me suis servi de la SF comme d’une métaphore. J’ai fais semblant de parler d’éléphants qui crachent le feu pour parler en réalité d’autre chose. Certains diront que c’est là la recette du conte philosophique, moi je dirai que c’est peut-être simplement de la pudeur.

Serge Brussolo
Dans ce futur de fiction l'affliction se révèle honteuse, improductive, indélicate. Pour que les hommes ne soient plus tristes on leur prescrit des pilules pour faire disparaître la peine du deuil, pour qu'ils puissent être de nouveau opérationnels et utiles. Tout est fait pour maintenir l'humanité dans une atmosphère lénifiante : la pharmacopée au service du bien-être collectif, la religion pour le salut de l'âme, et peu importe le message tant qu'on y croit. Ta famille ne te plaît plus ? Aucun problème ! On t'en achète une de substitution. Sans douleur l'humanité semble perdre peu à peu ses valeurs, ses repères et s'enlise progressivement dans une insensibilité et une indifférence croissante.

Mais si tout cela n'est que l'évocation d'une dérive possible de notre société actuelle, elle ne fait que servir de toile de fond aux principales notions abordées par l'auteur au travers de son personnage principal : jusque où un homme est-il capable d'aller par amour puis par désespoir ? Comment combler le trou béant dans son existence laissé par la perte d'un être aimé ? La douleur et les sentiments sont-ils seulement liés à des réactions physiologiques, et que l'on peut donc annuler chimiquement ? La souffrance est-elle honteuse ? Au final, à chacun de trouver ses propres réponses car c'est bien là tout le travail du deuil.

Dans ce roman, Serge Brussolo nous livre donc une oeuvre personnelle, tant par sa continuité avec son imaginaire foisonnant que par les thématiques abordées. Disposant de plusieurs niveaux de lecture, il se révèle donc bien plus fin et complexe qu'il ne le laisse penser de prime abord. Après aussi longtemps je suis heureux d'avoir pu relire un Brussolo  inédit  de SF, d'autant plus de cette qualité.

Frontière barbare

Dimensions : 432 pages, sous couverture illustrée, 108 x 178 mm 
Achevé d'imprimer : 01-03-2013
Genre > Sous-genre : Romans et récits > science-fiction 
Catégorie > Sous-catégorie : SF > Science-fiction 
Époque : XXe-XXIe siècle
Vol. n°450
ISBN : 9782070447763 
Gencode : 9782070447763 
Code distributeur : A44776

samedi 7 décembre 2013

Le Transperceneige

Comme le titre l'indique je parlerais ici du Transperceneige. Si cela vous évoque quelque-chose c'est vraisemblablement parce-que vous avez vu ou entendu parler de sa récente adaptation cinématographique par Bong Joon-ho. Car oui, le film est bien une adaptation. Il s'agit en effet à l'origine d'une bande dessinée de science-fiction française publiée entre 1982 et 1983 dans le magazine (A Suivre). Comme un seul billet ne me suffira pas pour traiter intégralement le sujet j'en rédigerais donc deux : le premier sera consacré au 9ième art alors que le second s'attardera au 7ième, et donc au film.

Le transperceneige : première case.

Dans cette BD, Jacques Lob (au scénario) et Jean-Marc Rochette (au dessin) nous entraînent dans un monde post-apocalyptique dans lequel la terre s'est retrouvée figée dans un hiver perpétuel. L'origine réelle de cette catastrophe n'étant pas l'objet de l'oeuvre, elle reste vague et obscure et ce même pour les protagonistes. Ces derniers évoquent cependant sans trop y croire un usage incontrôlée de mystérieuses armes climatiques, comme si cela expliquait tout, justifiait la situation actuelle. Quoiqu'il en soit, ce qu'il reste de l'humanité a trouvé refuge in-extremis à l'intérieur d'un train croisière : le Transperceneige.

Propulsé par un système Forester, application du mouvement perpétuel, l’infatigable locomotive tracte ses wagons au travers des étendues immaculées, gelées et hostiles, tout en apportant protection, chaleur et subsistance à ceux qui vivent dans ses entrailles. Doté des dernières avancées technologiques lors de son inauguration, le train pouvait subvenir en parfaite autarcie aux besoins des voyageurs qu'il transportait. Mais des survivants ne sont pas des touristes...

"... En vérité, mes frères, nous savons bien que sans elle, nous n'existerions plus... Elle qui nous procure les biens les plus précieux, et surtout l'indispensable chaleur... Qu'elle vienne à s'arrêter, que le mécanisme sacré qui perpétuellement l'anime s'en vienne à défaillir... Alors, le froid mortel qui règne au dehors s'insinuera dans nos wagons, dans nos compartiments... Et la mort blanche nous figera pour l'éternité sous son linceul de glace...
Ô Sainte Loco, que ton mouvement dispensateur d'énergie ne se ralentisse point, qu'il apporte aujourd'hui et demain les bienfais qui nous sont nécessaires
Sainte Loco, source de vie, roulez pour nous."

Prêche au sein du transperceneige, p.53 

Tout confortable que le Transperceneige puisse être, l'humanité dut s'adapter à ce brusque changement et conforma ses anciennes habitudes à cet univers confiné et longiligne. Spontanément les passagers des wagons de tête, ceux de première classe, devinrent les nantis, obtenant par la même occasion le maximum de confort et d'influence. Suivirent ensuite les secondes classe et enfin les wagons de queue, normalement réservés au fret et désormais occupés par les resquilleurs embarqués en urgence lors du cataclysme. Ces queutards, démunis en tout, vivent dans une promiscuité extrême et les pires conditions qui soient. Car les places sont limitées et personne ne tient à reculer dans les wagons ; la réussite sociale se jauge désormais par sa position au sein du train. Désormais tous regardent donc vers l'avant, aspirant à arpenter les wagons dorés pour accéder à davantage de confort et à une existence plus douce. Devant, là ou se dirige la Sainte Loco, dispensatrice de ses bienfaits et salut de l'humanité meurtrie.


C'est le Transperceneige au mille et un wagons.

Cette intégrale regroupe en fait trois tomes narrant deux histoires distinctes. Le dessin de Rochette est cru et direct, sans artifices. Ce trait ainsi que l'emploi du noir et blanc permet au lecteur de se focaliser sur l'histoire sans se laisser distraire, renforçant ainsi l'impact du récit. Ce style réaliste est d'ailleurs assez étonnant lorsque l'on connaît un peu ce que ce dessinateur, davantage versé sur les personnages animaliers (cf. Edmond le cochon par ex.), a l'habitude de produire. Et c'est sans parler, comme l'évoque Jean-Pierre Dionnet dans sa préface de l'intégrale, de l’extrême difficulté de restituer les perspectives si particulières des trains, tout à la fois restreintes et fuyantes ; défi que remporte haut la main le dessinateur.

L'histoire offerte par Jacques Lob et continuée par Benjamin Legrand est très sombre et pessimiste, ce qui déjà est plutôt étonnant pour un scénario du début des années 80. Par le biais de cette arche ferroviaire, les scénaristes posent un regard acerbe sur l'humanité et les pulsions qui la motive ; lorsque l'on n'a plus rien, seul reste ce qui compte : sécurité, subsistance et confort. Dans cet environnement exiguë toutes les constantes sociales sont étirées jusqu'à l’extrême, laissant ce qui reste des hommes en permanence sur la brèche, prêts à exploser. C'est donc logiquement en regardant au travers de ce nouveau prisme social et une vision déformée par le changement de repères que les dirigeants du Transperceneige prennent leurs décisions dont découvrons les conséquences au fil de la lecture. A situation extrême, réponses extrêmes. Cela confère au récit, avec notre propre vision actuelle, un poids d'autant plus important qu'il fait écho à des questions très actuelles telles que l'égalité des chances, le traitement des inégalités sociales, le partage des ressources et la préservation de l'environnement. 

Bien que sa parution fut semée d’embûches, j'y reviendrais dans le second billet dédié, "Le Transperceneige" se révèle donc une bande-dessinée aussi originale que surprenante dont je ne regrette absolument pas la possession. Elle trouve pleinement sa place dans ma BDthèque et mérite d'y demeurer. Dans un prochain billet je m'attarderais sur l'adaptation cinématographique et la genèse de l'oeuvre. A Suivre...


Le Transperceneige - L’Intégrale

Editeur : Casterman
Date de parution : 21/08/2013
Collection : Univers d'auteurs
Serie : Transperceneige
Pages : 256
ISBN : 978-2-203-02759-6